Appel
Date limite de soumission : lundi 2 juin 2025
Dans les années 1920, face à la question des histoires nationales, Marc Bloch soulignait les possibilités de l’histoire comparée pour « étudier […] des sociétés […] voisines et contemporaines, sans cesse influencées les unes par les autres, soumises dans leur développement, en raison […] de leur proximité et de leur synchronisme, à l’action des mêmes grandes causes, et remontant partiellement du moins, à une origine commune ». Près d’un siècle plus tard, l’argumentation développée par l’historien reste cruciale. À partir des années 1980, les historiens français Michel Espagne et Michael Werner ont permis une compréhension plus approfondie de la transformation des cultures locales et régionales en élaborant le concept de transferts culturels. De même, Michael Werner et Bénédicte Zimmermann ont élargi l’aspect conceptuel de cette démarche avec l’idée d’une histoire croisée. Dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, la voie des transferts culturels est devenue un thème majeur de l’approche historique contemporaine. Elle s’étend à l’artefact dans l’espace, c’est-à-dire à l’objet architectural ou au tissu urbain, à partir de différentes médiations, de l’image à l’imprimé et à la circulation des professionnels. Cependant, elle peut aussi s’opérer sur l’écriture de l’histoire elle-même, ou comme le suggérait Bloch « l’étude du passé, qui explique le présent, permet […] de concevoir sur les destinées futures des sociétés humaines ».
Ainsi, cet appel à articles ne propose pas une discussion sur l’artefact mais interroge les opérations historiographiques de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage en Amérique latine à l’œuvre depuis l’époque coloniale jusqu’à la fin du XXe siècle. Cette discussion pourrait être inscrite dans la périodisation proposée par Ramon Gutiérrez dans l’introduction au volume Historiografía Iberoamericana. Arte y Arquitectura (XVI-XVIII) : les précurseurs (1870-1915), les fondateurs (1914-1935), la consolidation (1935-1970) et la révision à la fin du XXe siècle (1970-2000).
Dans ce contexte, cet appel à articles invite à analyser ces démarches historiographiques dans leurs différents contextes culturels en relation avec les dialogues entre historiens « voisins et contemporains », c’est-à-dire en tant que processus de transferts culturels qui se sont opérés dans les deux sens entre l’Europe, l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, en les observant dans un large arc temporel, depuis la période coloniale jusqu’à la fin du XXe siècle inclus.
En effet, comme dans le contexte des sciences humaines et sociales, l’historiographie latino-américaine de l’architecture et de l’urbanisme entre en écho avec les différentes conjonctures culturelles qui ont traversé le continent et leurs unités nationales formées au fil du temps, comprenant les questions soulevées par différents mouvements idéologiques, politiques et sociaux continentaux et intercontinentaux. Les visions d’une Amérique latine qui fusionne les connaissances architecturales avec l’Europe comme des vases communicants remontent loin dans les répertoires. Il suffit de mentionner les premiers essais de Lampérez et Romea dans les années 19208 et, plus tard, le travail exhaustif d’Enrique Marco Dorta traitant exclusivement de l’art et de l’architecture ibéro-américains avec Diego Angulo Íñiguez et Mario Buschiazzo, dont le résultat a été la première Historia del Arte Hispanoamericano, publiée en trois volumes, qui est un jalon dans les récits disciplinaires analysant l’architecture de et vers l’Amérique latine. Les travaux de Hardoy (1988) et de Gutiérrez (1997) suivront la même voie, qui sera reprise par Arturo Almandoz dans son livre Entre libros de história urbana : para una historiografia de la ciudad y el urbanismo en América Latina (2008).
En effet, parallèlement à la trajectoire trouble du nom « Amérique latine » qui illustre la recherche d’une identité régionale dans différents contextes culturels, et surtout avec une plus grande intensité à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les divers récits historiographiques de l’architecture et de l’urbanisme sur le continent sont issus de circonstances similaires, ayant comme origine la reconnaissance d’une identité propre. Ainsi, la question de l’identité marque les récits historiographiques de la première moitié du XXe siècle, comme l’identifient les travaux de l’historien et architecte Lucio Costa au Brésil. Dans le sens inverse, en 1945, l’historien américain Henry-Russell Hitchcock introduit son livre dedié à l’architecture latino-américaine en soulignant que les pays latino-américains sont davantage liés à l’Amérique du Nord et à l’Europe qu’entre eux. Cependant, d’un autre point de vue, le même argument est utilisé par l’historien de l’art argentin Damián Bayon dans les années 1970 : « Nous ne nous connaissons pas suffisamment nous-mêmes, les premiers intéressés. Nous nous ignorons avec une inconscience absolue. »
Dans la seconde moitié du XXe siècle, la convergence des développements théoriques à l’échelle continentale et intercontinentale apparaît dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme à travers des initiatives institutionnelles distinctes, comme la création de l’Instituto de Arte Americano e Investigaciones Estéticas (IAA) à l’Université de Buenos Aires (1946), un miroir de ce que Manuel de Toussaint avait déjà fait en 1936 avec le lancement de l’Instituto de Investigaciones Estéticas (IIE) à l’UNAM et qui sera repris, plus tard, avec l’Instituto de História de la Arquitectura (IHA, 1948) de l’université de la République (Uruguay), de l’Instituto de Historia (1952) de l’université du Chili et de l’Instituto Interuniversitario de Especialización de la Arquitectura (1958) basé à Cordoba, en Argentine1. S’y ajoutèrent les « Seminario Internacional sobre a situación de la Historiografia de la arquitectura latinoamericana » de 1967, organisés par Graziano Gasparini au Venezuela, et plus tard les « Seminarios de Arquitectura Latinoamericana » (SAL) depuis 1985.
Le parcours théorique et analytique de l’architecture latino-américaine était en progrès constant. Le texte Ciudades Precolombianas (1962) de l’architecte et historien argentin Jorge Enrique Hardoy illustre le dialogue avec les architectes et les historiens européens qui travaillèrent dans une perspective anthropologique et culturelle tout au long des années 1950 et 1960. À contre-courant du modernisme bureaucratique, ils croyaient que les expériences du passé, que ce soit dans l’Antiquité occidentale, en Orient, en Afrique ou dans les Amériques, renforceraient la pensée du design contemporain. À son tour, dans les années 1980, sous l’influence des formulations du postmodernisme sur l’incrédulité des métarécits, Ramón Gutiérrez a présenté son livre Arquitectura y urbanismo en Iberoamérica, appréhendant l’Amérique comme une unité culturelle et proposant une approche historiographique engagée sur « notre réalité ». Pour l’architecte et historien argentin, ainsi que pour ses collègues du SAL, elle devait être comprise « à partir de nous-mêmes et décrypter clairement les formes de notre dépendance culturelle, nos certitudes et nos multiples faiblesses ». En intégrant des perspectives historiographiques sur les « autres » architectures apparues avec l’« insurrection des particularismes opprimés », selon l’expression du Mexicain Octavio Paz, Gutiérrez a compris que certains passages de l’historiographie latino-américaine, tels que la période coloniale et le XIXe siècle, traités sur la base de prémices eurocentriques, devaient être revus en fonction de la réalité du continent. Dans le même sens, Marina Waisman consolida ces idées dans El interior de la historia. Historiografía arquitectónica para uso de latinoamericanos (1990). Ainsi, elle reformulait les instruments qui permettent de comprendre l’histoire de l’architecture et de l’urbanisme continental à la lumière de la réalité continentale, démontant la diversité des mécanismes traditionnels de l’analyse historiographique eurocentrique et les élargissant à travers une lecture critique, à partir des relations causales qui les déterminent et accentuent les dichotomies entre centre/périphérie et centre/marge. Dans ce contexte, Gutiérrez et Waisman, avec d’autres chercheurs latino-américains, engagaient des discussions sur l’unité culturelle latino-américaine développées, au cours des décennies suivantes, dans le cadre théorique du postcolonial.
Cependant, dans les années 1980, un changement de paradigme s’est produit avec l’expansion des programmes de doctorat sur le continent, ainsi que la participation de chercheurs latino-américains à des réseaux de recherche continentaux et internationaux issus d’organisations telles que SAL, DOCOMOMO, ICOMOS. La révision des récits nationaux se fonde alors sur l’incorporation d’instruments conceptuels contemporains, parmi lesquels l’analyse des transferts culturels.
C’est également à partir des années 1980 que l’on observe l’essor d’une production historiographique étrangère dédiée au continent, ouverte, dans une perspective interdisciplinaire, à de nouveaux protagonistes et problématiques.
Il convient de noter que, au fil des siècles, l’espace latino-américain a été décrit et représenté par des voyageurs d’origines et de formations variées. Cependant, c’est à partir du XIXe siècle que cette représentation prend le caractère d’un instrument historiographique, par exemple, dans l’œuvre de l’artiste et professeur Jean-Baptiste Debret intitulée Voyage pittoresque et historique au Brésil, ou Séjour d’un artiste français au Brésil (1834-1839). Entre les années 1920 et 1930, le continent continue de recevoir, par vagues, des intellectuels français, italiens et allemands qui laissent également leurs impressions en textes et en images. Par ailleurs, l’émergence d’un nouveau panaméricanisme entre les années 1920 et 1930 et les échanges culturels favorisés par la « politique de bon voisinage » au cours de la Seconde Guerre mondiale ouvrent un nouvel espace aux chercheurs américains investiguant la période coloniale qui, à son tour, apporte des perspectives de recherche innovantes en relation avec les historiens locaux. Les pressions politiques et économiques de l’entre-deux-guerres et de l’après-guerre, ainsi que l’événement de la Révolution cubaine (1959), ont entraîné l’arrivée d’intellectuels européens qui, de leur propre point de vue, contribuent également au développement de la discipline et à l’histoire de l’environnement bâti et du paysage. Entre les années 1960 et 1970, à quelques exceptions près, comme la présence des historiens Yves Bruand au Brésil et d’Antonio Bonet Correa au Mexique, entre autres, ainsi que l’essor des études américanistes axées plus spécifiquement sur les sciences sociales et politiques, les dictatures latino-américaines ont, d’une certaine manière, détourné l’attention des chercheurs s’intéressant à l’espace construit latino-américain. Par conséquent, un changement notable se produit à partir des années 1980, déjà identifiées comme un tournant dans l’historiographie continentale.
Le récit ci-dessus suggère l’importance de considérer la construction de l’historiographie latino-américaine non plus isolément, mais dans le cadre d’un contexte culturel plus large de dialogues, d’échanges et de croisements des concepts et méthodologies qui traversent les océans. Cette mise en perspective implique également l’analyse d’écrits produits par des regards étrangers, à partir de cadres institutionnels ou privés. Ainsi, cet appel à articles vise à rassembler des recherches originales dédiées à l’écriture de l’histoire de l’espace latino-américain, de son architecture et de son urbanisme, prenant en compte un large spectre temporel et géographique, proposant trois perspectives principales :
1. Des études de cas spécifiques consacrées aux écrits d’historiens latino-américains abordés comme porte-parole d’un certain contexte culturel qui implique leurs origines, leur formation et leur engagement (politique, idéologique et identitaire) afin d’identifier les dialogues et les échanges, toujours dans une perspective interdisciplinaire.
2. Des études de cas sur le regard des intellectuels, artistes, critiques et historiens étrangers qui ont parcouru le continent depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle jusqu’à la modernité, laissant leurs traces tant dans l’enseignement de la discipline que dans l’historiographie de l’architecture et de l’urbanisme.
3. Des analyses du dialogue culturel entre intellectuels et historiens latino-américains et étrangers ainsi que sur les réseaux nationaux et internationaux qui ont permis et accéléré la circulation de concepts, d’analyses critiques, de méthodologies de recherche historique et de perspectives historiographiques sur l’architecture et l’urbanisme latino-américain.
Page créée le mercredi 19 février 2025, par Webmestre.