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Appel
Date limite de soumission : lundi 15 septembre 2025
Le commerce du bétail, notamment du mouton, vers et dans le monde musulman, est spectaculaire par son ampleur, son emprise sur le quotidien des populations et sur les territoires (zones urbaines, périurbaines et zones rurales). L’Aïd-al-Adha (ou Aïd-El-Kébir Tabaski en Afrique, et Qurbān dans le monde perse) en tant que fait social total où rien ne se comprend indépendamment du tout (Brisebarre, 1998, p. 149) en est l’événement périodique paroxystique. Lors de cette fête, c’est environ 100 millions de bêtes qui seraient ainsi abattues en l’espace de 72 heures et plusieurs millions d’individus qui travailleraient à leur déplacement, à leur abattage, à la congélation, à la distribution de la viande dans le cadre de l’udhiyya, et à la gestion des déchets dans plus de 50 pays à travers le monde. Si de nombreux travaux ont déjà abordé l’Aïd en tant que fait social majeur ou minoritaire, défi logistique et urbain, ou comme moment de focalisation intense pour les filières productrices locales (Brisebarre, 1998 ; Ninot et al., 2009 ; Franck et al., 2016), peu d’études l’abordent dans sa dimension globale, c’est-à-dire comme une incarnation méconnue de la mondialisation dont l’étude nécessite une approche comparative internationale et multi-située. Cette dimension tient d’une part, au commerce de moutons qui anime des multiples réseaux enchevêtrés qui s’étendent de l’Océanie à l’Afrique et au Moyen-Orient, de l’Asie centrale à l’Asie du Sud-Est. Elle tient d’autre part, aux effets des changements climatiques, des tensions politiques, de l’urbanisation et des transformations sociales qui impriment de profondes évolutions dans la préparation et la pratique du sacrifice de l’Aïd, lesquelles révèlent, à l’échelle locale, des polarisations sociales et spatiales qui se creusent et, à l’échelle internationale, une complexe « géopolitique du mouton ».
Le commerce du bétail et la fête du sacrifice connaissent aujourd’hui des reconfigurations multifactorielles et multiscalaires qui relèvent de plusieurs grands mouvements congruents. Les changements climatiques, la croissance démographique et l’urbanisation reconfigurent la géographie des réseaux marchands, affectent les modalités et pratiques de la fête, et accentuent la pression sur les filières productives. Au sein de nombreuses sociétés, les évolutions associées à l’urbanisation et à la mondialisation des modèles et des cultures, redéfinissent d’une part le contenu des « traditions » en y intégrant des formes de « modernisation » qui transforment le rapport à l’Aïd et sa pratique, et conduisent d’autre part à la diffusion et à l’affirmation de préoccupations éthiques et sanitaires qui bouleversent le rapport à l’animal, à sa mise à mort et à sa consommation. Ces mouvements, qui s’inscrivent dans des temps longs, voient leurs effets se manifester et s’amplifier fortement ces dernières années à l’occasion d’accident ou de crises ponctuelles.
Par exemple, la pandémie de la Covid issue d’une zoonose (maladie animale se transmettant à l’Homme) a aggravé des problèmes déjà existants (Bisson, 2020) et donné un nouvel écho aux questions relatives tant au bien-être animal qu’à la santé globale, avec l’adoption par de nombreux pays de normes sanitaires et alimentaires plus restrictives qui affectent autant les circuits marchands internationaux que les pratiques du sacrifice, notamment en milieu urbain. Ainsi, dans certaines métropoles comme le Caire, Erbil ou Istanbul, la fête de l’Aïd al Adha tend à être de plus en plus encadrée et régulée par les autorités urbaines recomposant les pratiques, et les espaces du sacrifice (Givre, 2016). En Australie (1er exportateur mondial), les pressions des groupes animalistes pour interdire l’export de moutons vivants vers des pays qui ne respectent pas les mêmes standards en matière d’éthique animale s’accentuent (Simon Coghlan, 2014), ont mis à mal le secteur de l’élevage australien et provoqué une tension diplomatique entre l’Australie et les pays musulmans importateurs. De même, les tensions et crises politiques en Afrique, au Proche et Moyen-Orient, affectent le commerce international d’animaux vivants et reconfigurent les circuits d’approvisionnement. Pourtant, composant avec ses difficultés et les ouvertures/fermetures des différents marchés d’approvisionnement, les pays du Golfe continuent d’importer chaque année par bateaux, par avion ou par voies terrestres des millions de moutons sur pieds provenant de plusieurs continents pour répondre à leur demande intérieure. L’Arabie saoudite importerait plus de 8 millions de têtes de bétail (bovins, ovins, camélidés…) par an, principalement depuis la Somalie, le Soudan, l’Australie ou la Roumanie, en fonction de l’évolution des contextes locaux (conflits, fermeture des frontières) et globaux (tensions géopolitiques), ou des préférences alimentaires des classes aisées qui n’hésitent pas à importer, par avion, des moutons géorgiens et arméniens quatre fois plus cher que les bêtes venant d’Australie.
Par ailleurs, l’approvisionnement en moutons se heurte à des défis d’une autre nature sur le continent africain. L’Aïd est d’abord un défi commercial et une épreuve pour les gouvernements qui jouent, dans leur capacité à organiser cet événement, une partie de leur crédibilité envers leur clientèle politique. Dans un contexte tendu, les frontières se ferment ou s’ouvrent au gré des besoins d’importation ou de protection des filières locales qui grossissent à l’occasion de l’Aïd. Car l’élevage et la vente de moutons de Tabaski sont une économie « populaire » (Engelhard, 1996) offrant à de nombreux micro-entrepreneurs l’occasion de gagner (ou de perdre) un peu d’argent (Sani et al., 2020). L’économie spécifique de la Tabaski se développe aussi sur le marché des moutons « de race », dont les prix dépassent, à Dakar, le million de Francs CFA (1 500 €) et qui offrent aux classes aisées l’occasion d’une affirmation ostentatoire. Là encore, les normes et pratiques évoluent et dans les métropoles africaines : la pratique du sacrifice par le père de famille est par exemple progressivement remplacée dans les classes les plus aisées par l’intervention d’un tueur, d’un boucher.
Enfin, des reconfigurations encore plus marquées s’observent, comme à Khartoum par exemple, où, dans un cadre de crise politique et économique profonde et durable, les associations caritatives confessionnelles tel que Islamic Relief ou Sadagaat (dont une partie des programmes reposent sur l’Aïd) achètent des animaux grâce aux fonds envoyés par une diaspora qui se tourne de plus en plus vers un « sacrifice par délégation » (Givre, 2016) de taureaux, dont le prix au kg est moins élevé que celui du mouton et qui fournit plus de viande.
Par ces exemples multiples, l’Aïd se révèle à la fois comme un phénomène mondialisé en pleine évolution, et comme un prisme pour lire les transformations des sociétés des Suds à majorité musulmane. La complexité et la variété des évolutions observées, de leurs causes et de leurs effets, nous invitent à élargir nos approches et les cadres d’analyse de l’Aïd. D’une part, en combinant les regards disciplinaires ; d’autre part, en variant les focales, les échelles, et les objets d’étude (du transport au mouton, en passant par les politiques publiques). Nous invitons donc les auteur·e·s à proposer des articles abordant ces processus de reconfiguration de l’Aïd et des réseaux affiliés en les inscrivant dans trois axes qui correspondent à trois grandes approches. Le premier est consacré à la géographie mouvante du commerce de moutons. Le second est celui d’une approche politique de ce commerce dans des contextes de tensions infra et supranationales. Le troisième invite à porter des regards socio-anthropologiques sur les processus de différenciation et de fragmentation qui s’expriment à travers les évolutions des pratiques de l’Aïd.
Axe 1 - Reconfigurations spatiales du commerce du bétail
Le premier axe aura pour but de dresser une carte actuelle des flux et des directions de ce commerce. Dans un contexte changeant, la géographie du commerce de moutons se recompose et se réorganise à toutes les échelles, parfois dans une informalité qui autorise des adaptations plus rapides. Cette instabilité, qui peut paraître paradoxale au regard des enjeux économiques et de l’ampleur des trafics (Nicolas et al., 2018) est pourtant l’une des caractéristiques essentielles de ces filières éphémères et souvent invisibilisées qui, tantôt adoptent des configurations originales, tantôt mobilisent des structures existantes (marchés, réseaux, intermédiaires, etc.). Les articles pourront par exemple porter sur les transformations et adaptation des circuits marchands suite à la mise en place d’un nouveau dispositif de transport, de quarantaine, de chaîne du froid, de fermeture de frontières, d’interdiction d’abattage chez le détaillant, ou chez l’habitant. Ils pourront aussi porter sur les nouveaux lieux de la pratique de l’Aïd en ville où à l’échelle locale, mais aussi les nouvelles formes d’élevage (intensification et spécialisation, élevage d’autres espèces utilisées comme « substituts) et de commerce (les sous-produits animaux : peaux, cuirs). D’autres sujets tel le global land grab (Wolford et al., 2024), l’accaparement de terre en lien avec l’élevage par des entrepreneurs ou des États voulant “assurer leur sécurité alimentaire en investissant à l’étranger” (Abis et Blanc, 2020, p. 19), (marchandisation des pâturages) seront également bienvenus. Le développement de marchés transrégionaux et transnationaux des pâturages se fait souvent en contradiction avec les usages coutumiers et les interactions territoriales préexistants.
Axe 2 - Le commerce du bétail en tension : vers une diplomatie du mouton ?
En 2021, des reporters de Radio Free Asia dénonçaient les mises en scène par les autorités chinoises de célébrations de l’Aïd au Xinjiang, dans la région autonome Ouïghoure, interprétées par les journalistes comme un simulacre de tolérance vis-à-vis de cette population. La fête du sacrifice peut ainsi faire partie des leviers possibles de propagande, entrer dans le registre des enjeux identitaires, et le commerce de moutons être un objet de déstabilisation ou de financement interne d’entités politiques. Le deuxième axe proposera ainsi de questionner le commerce de bétail comme économie de guerre, économie dans la guerre (Bozarslan, 1996) et l’Aïd comme objet de détournements, de revendications ou de résistances dans un monde en tension. En Afrique, plusieurs travaux font état du lien entre les éleveurs et les conflits (Pflaum, 2021). Une carte parue dans le document New fringe pastoralism (UNECA, 2017) établit la proximité des conflits et des marchés aux bestiaux dans l’Afrique subsaharienne. La sortie récente du Mali, du Burkina et du Niger, pays au fort potentiel agropastoral de la Cédéao pose la question des répercussions possibles sur les pays importateurs de bétail du golfe de Guinée et de la façade atlantique (Sibiri Zoundi et Hitimana, 2008). Dans la Corne africaine, le récent accord entre l’Éthiopie et le Somaliland pour un accès à la mer par le port de Berbera (le port historique d’exportation du bétail de la Corne de l’Afrique vers la péninsule arabique ; Pinauldt, 2009 et 2015), questionne les répercussions sur les ports concurrents de Djibouti (principal port d’exportation de bétail de la Corne africaine ; Idris, 2019), mais aussi indirectement sur celui de Suakin au Soudan (détenus par un bail turc financé par le rival qatari, situés juste en face du port saoudien de Djeddah). De même, comment les tensions actuelles autour du Golfe d’Aden et les blocages orchestrés par les Houthis, conséquence indirecte du conflit entre Israël et le Hamas, impactent le commerce de moutons vers le Moyen-Orient. Ces régions, et bien d’autres comme l’Asie centrale et l’Asie du Sud-Est (Indonésie, Malaisie, Brunei) offrent ici des terrains particulièrement intéressants concernant les imbrications entre commerce de bétails, la fête du sacrifice et la géopolitique d’une part, et le potentiel diplomatique de cette confluence d’autre part.
Axe 3 - Le commerce du mouton et l’Aïd comme révélateur des évolutions et des inégalités sociales
Enfin, la dernière thématique s’intéressera aux bouleversements sociaux et sociétaux en lien avec les questions abordées dans les deux premiers axes. Ici, les propositions pourront renseigner les reconfigurations qui s’opèrent au sein des économies morales en présence, entendues ici comme des réseaux de valeurs et de normativités saturées d’affects (Daston 1995, Givre, 2016), qu’elles soient locales, régionales, nationales ou internationales, confessionnelles, éthiques, identitaires ou professionnelles, confrontés aux inégalités que les phénomènes de l’Aïd et du commerce de moutons révèlent. Il y a de fait un mouton du pauvre (dépassant parfois la famille des ovidae – viande bovine et avicole) et un mouton du riche ; une mise à mort animale normée (abattoirs) et celle qui est désormais interdite (particulier) ; des élevages de naissances et des élevages d’embouche, et des systèmes de représentations inhérents qui engagent des valeurs entrant parfois en oppositions avec d’autres (Frank et al., 2015), qu’elles soient religieuses, identitaires ou simplement de l’ordre du sensitif, comme la préférence pour un animal à queue grasse, ou pour le goût salé des agneaux des steppes de la badia syrienne. Les articles pourront étudier également le phénomène d’entrepreneuriat et de salariat avec l’arrivée de nouveaux acteurs investissant dans le commerce de bétail comme en Azerbaïdjan ou en Arménie (Neudert et Rühs, 2013 ; Thevenin, 2021) et l’établissement d’infrastructures de transformation de la viande.
Procédure de soumission d’un texte
Les articles de ce dossier, rédigés en français, en anglais ou en espagnol, comporteront environ 35 000 à 40 000 signes espaces compris (plus les illustrations). Merci de vous reporter aux recommandations aux auteurs d’EchoGéo pour les normes de présentation du texte et de la bibliographie ainsi que des illustrations .
Tous les textes proposés devront être envoyés avant le 15 septembre 2025 à veninthe chez gmail.com, alice.franck chez univ-paris1.fr et olivier.ninot chez univ-paris1.fr, co-coordonnateur·trice·s du dossier, avec copie à Karine Delaunay EchoGeo chez univ-paris1.fr, secrétaire éditoriale d’EchoGéo. Ils seront soumis à l’avis des coordinteurs du dossier avant d’être mis en évaluation en double aveugle auprès d’experts extérieurs désignés par le comité de rédaction.
Le dossier sera publié dans le n° 75 d’EchoGéo (janvier-mars 2026). En plus des articles de ce dossier Sur le Champ, des propositions qui abordent la thématique générale de cet appel pourront nourrir les autres rubriques de la revue EchoGéo (Sur le métier, Sur l’image, Sur l’écrit). Ces propositions doivent se conformer aux attentes de ces rubriques, comme indiqué dans la ligne éditoriale.
Coordinateur·trice·s
Michaël Thevenin, chercheur associé à l’UMR Prodig et à l’IFPO (Institut français du Proche-Orient) ;
Alice Franck, maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’UMR Prodig ;
Olivier Ninot, ingénieur de recherche au CNRS et membre de l’UMR Prodig.
Page créée le jeudi 30 janvier 2025, par Webmestre.